Grossesse, adoption et naissance sous X
A l’heure où les esprits bougent, il faut se méfier, ne pas s’arrêter à la forme, mais réfléchir sur le fond, à savoir l’enjeu de la métaphore paternelle dans les abandons, la transmission des éléments identitaires, l’accompagnement des mères, des orphelins et des familles adoptives, afin qu’une éventuelle réforme ne vienne pas servir une nouvelle hypocrisie. Une commission des origines suffisamment élaborée pourrait être une des solutions à envisager afin de ne pas continuer à fabriquer de la pathologie sous couvert de bons sentiments.
Avant l’adoption d’ un bébé, il y a « l’abandon » de celui-ci. C’est un mot tabou qui désigne un acte qu’il faudrait escamoter au maximum. Ce concept est à l’origine des maux dont souffrent les adoptés tout au long de leur vie. Les non-dits, les secrets, les informations séquestrées au sujet de leur passé créent des sortes de trous au sein de leur psyché qui vont compromettre leur équilibre. L’amour qu’ils reçoivent de leur famille adoptive ne permettra jamais de les combler totalement. Un lien doit être préservé entre sa vie prénatale et sa vie postnatale pour tout humain car il est difficile de bien vivre lorsqu’on vous a volé votre passé.
Les femmes qui ne veulent pas élever l’enfant qu’elles ont mis au monde ont toujours créé un problème pour la société. De ce fait la question de l’abandon des enfants à la naissance s’est posée tout au long de l’histoire. Pour éviter les infanticides ou les abandons sur la voie publique, le clergé et l’état ont tour à tour tenté d’en organiser les modalités. A l’orée du deuxième millénaire, ces situations restent toujours d’actualité et déclenchent parmi les intéressés, professionnels ou non, un climat systématique de passion. Les défenseurs des femmes s’affrontent aux défenseurs des enfants et comme à l’époque du roi Salomon l’état se trouve missionné sinon de juger du moins de légiférer Cette année, il est à nouveau question d’une réforme de la loi qui codifie l’accouchement sous » X « . Tentons, grâce à l’éclairage apporté par la psychanalyse de mieux comprendre les enjeux engendrés par ces naissances. Cela pourrait permettre d’élaborer d’éventuelles propositions qui permettraient de mieux respecter les différents protagonistes de ces séparations et de ces rencontres.
Accouchement sous « X », Abandon, Adoption
L’intérêt de la mère et celui de l’enfant
La loi française permet à une femme d’accoucher en demandant le secret de son admission et de son identité. C’est une disposition à caractère sanitaire et social qui trouve son origine dans la loi du 28 janvier 1793 sur les maisons maternelles. Elle fut officialisée par celle du 2 Septembre 1941 sur la protection de la naissance signée à Vichy par le maréchal Pétain. Elle est légalisée au regard du droit de la filiation par la loi du 8 janvier 1993. Le nom de la mère n’est pas mentionné dans l’acte de naissance ni dans les dossiers médicaux ou administratifs. Toute naissance mal déclarée trouble l’ordre humain. Elles font partie des hypocrisies que l’on arrive mal à mettre en ordre socialement. Il en est ainsi des accouchements sous « X ».
Lorsqu’une femme décide d’accoucher dans l’anonymat, les frais relatifs à la naissance sont pris en charge par l’état et le bébé est confié à une oeuvre d’adoption publique ou privée. Après deux mois d’attente en pouponnière ou en famille d’accueil, délai de rétractation encore accordé à la mère pour changer d’avis et récupérer son enfant, celui-ci sera déclaré « adoptable ». Il ne pourra cependant légalement jamais avoir accès à ses origines si la mère en a décidé ainsi.
Les services sociaux ont maintenant obligation de recueillir quelques éléments qui seront retransmis à l’oeuvre d’adoption, on les nomme éléments non-identifiants, mais c’est une disposition qui reste assez floue. L’enfant n’est pas nommé et n’a pas de filiation, il devient pupille de l’état. On disait il y a encore peu de temps qu’il était « immatriculé pupille de l’état », un terme à connotation déshumanisante qui a été progressivement abandonné.
Nommer
Nommer l’humain doit être pris ici au pied de la lettre. C’est ainsi qu’un bébé passa quelques jours en maternité sous le nom d’Ixette. Ixette ? Comment pouvait-on accepter dans une maternité de pointe du vingtième siècle qu’un nouveau-né, seul sans sa mère, soit ainsi appelé ? « X… » pour le matricule : à qui cela ne rappelle-t-il pas l’horreur ? « ette » pour le sexe, guère plus qu’un individu femelle ! De quel type serait une société qui supporterait une telle violence symbolique ?
La mère n’avait pas voulu donner de prénom à cet enfant. Comme il est d’usage en pareil cas, c’est la sage-femme qui lui en avait attribué un : Sandra. Sur ce, le bureau de l’État-civil de la mairie avait donné l’injonction de lui retirer ce prénom, prétextant que la sage-femme n’avait pas le droit de nommer cet enfant. D’où ce prénom de fortune, Ixette, en attendant la prochaine injonction municipale… Il se trouve que cette intervention « légale » était non seulement violente à son insu, mais illégitime au regard des textes de loi de l’époque. Elle fut bien vite contredite par une lettre du procureur, car elle reposait sur une confusion. Cette « erreur » avait certes sa logique, mais n’en était pas moins « folle » : la mairie s’appuyait sur le fait qu’elle avait seule le droit « d’attribuer des prénoms aux enfants dont la filiation est inconnue ». Or un enfant dont la filiation est tenue secrète n’est pas un enfant dont la filiation est inconnue ! Quelques coups de téléphone ont donc suffi à rétablir les choses et rendre son prénom à Sandra.
Trois prénoms sont, à sa naissance, attribués à l’enfant par sa mère ou par l’officier d’état civil, sa famille adoptive aura le pouvoir de les modifier par la suite. Au moment de l’adoption pleinière, un nouvel acte de naissance sera établi et le premier considéré comme nul. L’enfant devient alors sur cet acte « Né de ses parents adoptifs » ! S’agit-il d’une escroquerie légale ?
Dès le début de leur vie, mais aussi plus tard, comme en témoignent les psychanalystes qui reçoivent les orphelins de tous les âges, l’humain a besoin des mots de son passé pour vivre dans sa véritable identité. Il nous reste à comprendre en quoi la loi peut être génératrice de cette pathologie avant d’envisager un éventuel remaniement légal.
Parler d’adoption renvoie chacun aux bons sentiments, à la générosité à l’égard d’une enfance en mauvaise posture. La réalité n’est pas toujours aussi auréolée lorsqu’on se penche sur les motivations des uns et le traitement des autres.
Des parents imparfaits, des enfants en mauvaise posture
Les uns ce sont les parents candidats à l’adoption d’un nouveau-né. Les parents parfaits n’existent pas et les adoptants n’échappent pas à cette règle. La plupart sont au clair avec leur projet. Parmi eux, beaucoup ont de plus en plus souvent recours à ce procédé à la suite d’ un échec de procréation médicalement assistée. Pour ceux-ci, on n’aura pas hésité à rendre obligatoire aux médecins de pratiquer une forme de prescription de demande d’adoption parallèlement à leur démarche d’assistance à la procréation, » au cas où ! » Le bébé se retrouve alors objectivé tel un médicament pour guérir une stérilité.
Si le désir d’enfant est authentique, il n’est pas synonyme de désir d’adoption et le travail d’élaboration psychologique qui leur permettrait de faire le deuil de l’enfant de leur chair pour adopter celui des autres n’est pas toujours terminé lorsque ces couples accueillent un bébé. Évoquons aussi ceux pour lesquels l’adoption vient réaliser l’ultime remède à une impossibilité à trouver un conjoint. Pour ces célibataires elle a souvent lieu trop tôt. La prise de conscience qu’il est psychologiquement préjudiciable pour un enfant d’occuper la place incestueuse du compagnon manquant n’est pas encore faite.
Il y a encore peu de temps, certaines femmes venaient de pays où une naissance malvenue aurait pu mettre en danger la vie de l’enfant voire la leur. Elles accouchaient, abandonnaient, puis repartaient sans leur bébé, ni vues ni connues. Les visa étant devenus plus difficiles à obtenir, en particulier en Algérie, ces cas sont maintenant devenus rares. Cependant certaines grossesses surviennent en France dans des contextes culturels, religieux, sociaux ou affectifs dramatiques rendant certaines naissances peu souhaitables.
Voici pour les uns, les autres ce sont les bébés, coupés de leurs parents, de leur famille et de l’accès à leurs origines, manipulés au nom de lois différemment interprétées, le plus souvent sans respect de leur statut néonatal d’être humain et de futur citoyen inscrit dans sa propre histoire.
Les cœurs imprégnés de plusieurs siècles de judéo-christianisme qui affirment trop innocemment qu’ il suffit de faciliter l’accès à l’adoption pour arranger les choses, le malheur des uns faisant le bonheur des autres, devraient observer de plus près ces situations. Nul besoin de voyager jusque chez les chinois ou les roumains pour dénoncer la maltraitance des bébés abandonnés. Si elle n’est pas aussi spectaculaire dans l’horreur , la façon dont sont souvent traités nos propres bébés français en représente une des formes masquées.
Des professionnels dans l’impasse
Quelle est cette force qui nous pousse à n’envisager la question que sous l’angle exclusif de l’intérêt de la mère en opposition à celui de l’enfant ou l’inverse ? Comme si la naissance instaurant le tiers symbolique poussait à transformer ce symbolique en réel, séparateur de la mère et de l’enfant. C’est la projection imaginaire que ce type de naissance provaque en chacun de nous qui nous pousse à nous substituer aux parents jugés manquants, voire défaillants. Ainsi nous sommes contraints à nous situer en position d’une parentalité potentielle de cet enfant coupé de son origine, de sa filiation, de sa lignée, gravitant en apesanteur dans le champ des fantasmes parentaux de chacun. Que nous le voulions ou non, nous sommes tous prêts à occuper la place laissée vacante par les parents de naissance, ceci parce que l’humain ne peut supporter que les lois qui organisent la société aient le pouvoir d’effacer une identité. Les réactions ainsi observées ne sont pas pour autant forcément « généreuses ». Elles sont parfois même négatives et rejetantes, moralisantes la plupart du temps sous couvert de réparation d’un préjudice jugé à l’emporte pièce.
Un jour, une mère ayant accouché au secret, refusa de voir le bébé à la naissance. L’interne, de la même origine qu’elle, ne supportait pas l’idée qu’une femme de sa communauté, (communauté réprouvant l’abandon), puisse, sous couvert de l’anonymat et du secret s’autoriser à le faire, déboula en salle d’accouchement. Il mit de force le bébé dans les bras de sa mère et lui dit combien l’enfant était magnifique, qu’il lui fallait absolument le regarder et le tenir contre elle.
Une autre fois, c’est un anesthésiste qui, jugeant une très jeune accouchée au secret trop frustre pour comprendre le déroulement d’un accouchement sous péridurale, estima ne pas devoir lui prescrire ce type d’anesthésie ! Devait-elle obligatoirement souffrir pour payer l’abandon ? C’est la sage-femme elle-même qui dut intervenir dans ce cas pour obtenir ce que n’importe quelle femme obtient dans un autre contexte que celui de l’accouchement au secret, et la péridurale fut faite.
Une autre fois encore, c’est un officier d’état-civil qui pris sur lui de refuser le prénom de Mohamed donné par une accouchée au secret à son enfant, parce qu’il jugeait ce prénom trop « typé » et que « le pauvre enfant avait déjà bien assez d’ennuis comme cela » !
Ou encore une infirmière qui appelait continuellement « mon pauvre petit » un bébé abandonné dont elle s’occupait : comment parvenir par la suite à ne plus se considérer comme pauvre ni petit !
Une pédiatre de la maternité s’est un jour confiée à moi, émue par ce qu’elle venait de vivre. Alors qu’elle accompagnait un bébé X qui venait de naître vers le service de pédiatrie, une étrange expérience suscitée par la présence de l’enfant dans ses bras lui arriva. Elle se sentit petit à petit happée par la position fantasmatique où la plaçait le bébé et se mit à lui tenir des propos qu’elle-même ne contrôlait plus. S’adressant à lui, elle lui dit : » Mon pauvre enfant, je vais t’emmener chez moi, t’élever avec les miens, tu auras une bonne famille où tu grandiras heureux, où tu trouveras l’amour dont tu as besoin..etc.. » Probablement interpellée dans son identité maternelle par son origine commune avec la mère du bébé, ce médecin des plus aguerries était sortie de sa position professionnelle. Quelque chose de suffisamment fort cependant lui permit d’atteindre le service de pédiatrie, d’y confier l’enfant et de fuir l’attraction irrésistible qu’il exerçait sur elle. Dans sa confusion elle oublia même de signaler que la mère du bébé était diabétique, ce qui nécessitait une surveillance particulière de son fils dans les jours suivants la naissance. Revenue à la maternité et se remettant de ses émotions elle prit conscience de la situation et rectifia à temps l’omission.
Quelle force peut troubler à ce point les professionnels ?
Celle générée par une loi qui place l’être humain en dehors de la structure sociale langagière dans laquelle il évolue. Celle où la mère retrouve l’accès aux transgressions identificatoires d’une louve, animal prêt à allaiter Romulus et Rémus sans autre forme de procès. Mais l’homme est avant tout un animal parlant et ne peut pas y déroger, ni déroger aux lois qui fondent sa société.
Orphelins de paroles
L’identité n’est pas seule à être supprimée. Les bébés X sont considérés sans mère lorsque le procès verbal d’abandon est envoyé à l’oeuvre. Il est rédigé par les assistantes sociales, la signature de la mère abandonnante n’étant pas légalement exigée, encore que certaines oeuvres ou maternités, à titre individuel, la réclament. De plus les pratiques varient d’un département à l’autre. Cet état de la loi place ces femmes en position totalement passive en regard de leur acte. Si au troisième jour elles n’ont pas reconnu leur enfant, il relève alors uniquement de la société dont il fait désormais partie.
On peut voir les conséquences de ceci avec des femmes très ambivalentes. Elles pourraient reconnaître leur enfant dans un premier temps et, si leur désir d’abandon se confirme, ensuite, réaliser l’acte d’abandon en leur nom. Cependant, le plus souvent, elles cèdent malgré tout à la facilité, peut-être par faiblesse, ou encore sous certaines pressions, de l’hôpital ou de leur entourage, et optent pour l’accouchement anonyme. Il semble en effet beaucoup plus ardu d’affirmer devant une instance sociale tierce d’abandonner en son nom propre le fruit de sa chair que de laisser faire les choses dans la passivité : accoucher puis partir en laissant son enfant. Du point de vue administratif c’est d’ailleurs beaucoup plus simple. Alors quelle facilité pour un personnel surchargé de proposer cette solution, même lorsqu’elle n’est symboliquement pas tout à fait adaptée au réel de la situation et qu’elle peut effacer toute trace d’un désir d’enfant qui a bel et bien existé. Il semble qu’un certain nombre de mères se soient laissées ainsi manipuler. Elles clament aujourd’hui que tel n’était pas leur désir, qu’elles ont été mal informées, et que si elles souhaitaient ne pas élever leur enfant et qu’il soit adopté, elles ne voulaient pas pour autant effacer la trace de cette naissance à tout jamais ni pour elles, ni pour l’enfant. Certaines se sont mêmes constituées en association, ce sont « les mères de l’ombre ».
Secrets de famille, secrets d’Etat
Certaines oeuvres séquestrent délibérément les informations contenues dans les dossiers, et refusent de les transmettre autant aux familles d’adoption qu’aux adoptés eux-mêmes. Que se passe-t-il lorsque la société se donne le droit de légiférer sur la parole ? Ce faisant, elle constitue un noeud, dont la fonction réelle, en dehors du moralisme, est d’assurer la force d’un lien collectif autour de l’enfant. Les enfants sont confiés à la tutelle du préfet et au gardiennage du conseil général qui, par l’intermédiaire de l’aide sociale à l’enfance ou celui d’une oeuvre privée, en assume la responsabilité jusqu’à l’adoption. Ces instances tutélaires, organisées en conseils de famille, se donnent le droit de juger dans son histoire ce qui est bon ou mauvais de transmettre à l’enfant « pour son intérêt ». Certaines s’autorisent même à censurer des informations fournies par les mères mais jugées mauvaises pour l’enfant mais plutôt, en fait, pour les parents adoptifs. Cette situation est regrettable car c’est cette transmission qui pourrait empêcher les parents adoptifs de céder, plus ou moins consciemment, à la tentation d’effacer cette histoire malheureuse d’avant l’adoption, la leur ou celle de l’enfant. En censurant elles créent des liens collectifs qui sont des liens de silence constituant des noeuds trop solides pour les enfants dans la temporalité présente car leur validité concerne une autre temporalité, celle à la mesure de l’inconscient. Ces secrets au profit de la société créent des orphelins de parole. Ainsi notre société constitue des enfants trop adoptables, des enfants en dehors des lignées.
Cette problématique se rapproche de celle concernant les mères qui veulent établir du secret. Ces femmes se vivent souvent comme de mauvaises mères potentielles et souhaitent, par l’acte d’abandon, fournir à leur enfant une famille adoptive qu’elles imaginent meilleure qu’elles. C’est sur ce raisonnement que beaucoup d’entre elles justifient l’abandon tout en disant combien il leur est douloureux. Leur expliquer l’importance du lien de parole leur permet, tout en préservant leur narcissisme, de comprendre la nécessité de la transmission. Certaines souhaitent cependant constituer un secret (portant le plus souvent sur les conditions du rapport fécondant et de la paternité) il sera important alors, afin d’éviter de créer les trous ravageurs faits dans le symbolique, de pointer à l’enfant qu’il y a secret mais que ce secret a été délibérément voulu par la mère pour préserver sa pudeur ou celle de l’enfant. C’est aux parents biologiques, puis aux parents adoptifs, de gérer, en fonction de leur histoire ou de leurs principes pédagogiques les secrets de famille. Ils régissent la névrose ordinaire de tout un chacun. Ceux-ci ne devraient cependant à aucun moment se transformer en secrets d’état !
Et les pères…
La question du père se pose dans la mesure où on l’aborde sous une forme de « fonction sociale langagière déclarative » comme le dit le psychanalyste Lucien Kokh. La mère, elle, conçoit l’enfant lorsqu’elle décide d’en accoucher, mais le père déclare l’enfant. Ainsi il lui accorde une existence sociale qui lui permet de passer de l’intimiste maternel à du langage humain plus largement communiquant, ouverture à la société, à une forme de symbolique.
Nous, psychanalystes partons du principe que tout discours formulable renferme des énoncés manquants. Cependant pour représenter ce manque dont est peuplé l’inconscient, la société prétend pouvoir choisir. Ce choix concernerait les énoncés les pires, ceux à ne pas dire, par exemple lorsque l’enfant est né d’un viol ou d’un inceste. De cette façon se forme un lien idéalisé dont la vocation serait de n’être pas contestable sous couvert de moralité ou de fonction pédagogique. Cette société qui se conçoit comme un tout n’en est pas un et surtout n’est pas tout. Il est important de constituer de l’antidrame social en court-circuitant la comédie du lien collectif institutionnel et postuler, en sortant du totalitarisme, que les institutions ne doivent pas être mortes. Tous ces enfants sont le symbole d’une société qui voudrait ignorer que la société elle-même peut mourir. Il est primordial d’ éviter de confondre secret de famille et secret d’état car la parentalité s’inscrit dans l’ordre du vivant. On ne reçoit pas la vie des morts mais seulement en leur nom. Ce serait se fourvoyer que de réduire le vivant au biologique Voilà pourquoi les fameux éléments non identifiants devraient également designer ceux de l’histoire de l’individu. Un bébé a le droit de grandir dans son histoire, celle qui a présidé à sa conception et a façonné son développement foetal sans disjonction d’avec celle d’après sa naissance. L’exploitation de l’amnésie infantile consistant à nier l’existence de souvenirs oubliés du début de la vie d’un sujet est une négation de ce dernier. La psychanalyse nous a montré qu’on négocie mieux une vérité sur soi, même cruelle, qu’un mensonge. Demander à un enfant de se structurer sur du non-dit c’est lui demander de nier une partie de lui-même. Car, lui il le sait bien ce qu’il a vécu, et si sa conscience ne le lui rappelle pas explicitement, son inconscient viendra, par des symptômes inexplicables, en témoigner tout au long de son existence. Or, ce qui est grave c’est lorsque la société cautionne le trou de l’origine dès la naissance. Il doit être alors bien difficile au cerveau du nourrisson de symboliser les données nécessaires au développement harmonieux de son activité cognitive. Comment donner sens à une souffrance présente immédiatement dès la naissance si les mots manquent. On voit ainsi de très jeunes bébés se laisser dépérir ou tomber malades parfois gravement et comme l’a montré Françoise Dolto, renoncer à leurs symptômes dès que quelqu’un leur dit leur histoire, les raisons de l’abandon et également le projet d’avenir conçu pour eux.
Un parole à dire au nouveau né
Il est je crois primordial de dire à tout nouveau-né d’où il vient en termes clairs. Il ne s’agit pas de juger mais de transmettre un savoir, une parole qui va constituer chez l’enfant un savoir inconscient. Cet énoncé aura une valeur de « parole-sujet » indispensable au développement du psychisme et qui contribuera à la production de sa pensée. Il est primordial d’accompagner les nourrissons abandonnés au cours de leur séjour hospitalier et, mandaté par leur mère, que quelqu’un se charge de leur transmettre oralement l’histoire qu’elles ont confiée afin qu’ils puissent grandir dans leur vérité.
Cette mission peut être remplie par le professionnel qui a rencontré la mère et parfois le père, à conditions toutefois que celui-ci soit convaincu de l’intérêt d’informer oralement le nourrisson de son histoire, afin qu’il puisse réaliser sa tache de façon authentique. Les nouveau-nés sont en attente de paroles vraies, dites au bon moment par la bonne personne. Il est très bouleversant d’en observer les effets. Ces bébés paraissent comme en attente des mots qui leur sont adressés, porteurs de leur histoire. Certains réagissent violemment en s’éveillant, en pleurant, puis se calment au moment où l’on évoque l’adoption, comme si le sens de ces paroles venaient directement s’imprimer en eux, comme s’ils comprenaient. L’un s’endormira profondément dès la fin du récit, un autre restera dans un sommeil profond comme s’il ne voulait rien savoir de cette histoire, reprenant ainsi à son compte l’ambivalence de sa mère. Ce dernier sera dirigé vers un psychanalyste par le personnel de la pouponnière pour troubles respiratoires à répétition. Ils furent interprétés comme un désir de retour à une respiration ombilicale qui lui rendrait sa mère.
C’est étrange de constater comment les sociétés peuvent se construire autour d’un meurtre ou d’un mensonge initial. L’horreur, on le sait depuis les camps de concentration, c’est de mourir sans trace, sans inscription. Mourir et naître sans inscription, cela revient au même.
Gérer la séparation
La question de la séparation concerne l’être humain des avant sa naissance car, s’il s’origine à une réunion -au minimum de gamètes- il n’en reste pas moins que sa destinée le dirige de la façon la plus irrémédiable vers la séparation. Ceci n’a pas échappé aux premiers psychanalystes lorsqu’ils ont conceptualisé leur théorisation incontournable de la castration. Mais qu’en est-il de la séparation chez le nouveau-né, lorsqu’elle est définitive des la naissance.
Pour qu’un humain puisse se penser humain, il faut que cette coupure, cette castration dite ombilicale puisse lui permettre de s’autonomiser. Les concepts d’histoire, de préhistoire voire de protohistoire peuvent décrire une parole qui se situe en dehors de l’enfant , le dépasse et constitue une sorte de canevas psychique à son développement. Sa naissance illustre cette histoire dans la mesure où il la reçoit et l’accepte avec ses aléas. Mais, en même temps, on pourra dire qu’il s’en éloigne car, il la parle, la pense. C’est une dimension spécifique de l’humain. Pour la respecter, lorsque les parents ne peuvent pas remplir la fonction de pourvoyeurs des paroles structurantes nécessaires au développement de l’enfant, c’est à d’autres de s’en charger afin que celui-ci soit en mesure de fonctionner personnellement et socialement dans sa propre vérité.
Pour les nourrissons nés après un accouchement au secret, ceux dont l’ histoire ne peut pas se penser de façon transgénérationnelle, à partir des grands parents par exemples, la naissance représente une coupure radicale de tout ce qu’ils connaissent. Leurs perceptions aériennes sont en totale disjonction des perceptions ante natales déjà mémorisées : la voix de leur mère, sa langue maternelle et tout ce qu’elle contient, son odeur, les bruits de son corps, sa chaleur, éventuellement la voix du père, des proches, s’ils ont parlé près du ventre maternel pendant la grossesse, l’ambiance familiale : tout ce qui permet à un bébé de se repérer dans les premiers moments de sa vie disparaît. La seule chose qui puisse éventuellement faire lien, ce sont les paroles le concernant prononcées à son adresse et donnant sens à ce qu’il doit vivre. Ces paroles ne devraient à aucun moment lui être cachées et devraient lui être dites au plus tôt après la séparation, c’est une urgence de parole. Alors seulement, l’enfant pourra venir prendre sa place dans son histoire.
La souffrance néonatale de parole
La question de l’après-coup en psychanalyse est-elle évaluable ? Quel que soit l’âge du sujet, la souffrance, lorsqu’elle se fait entendre comme signe transgénérationnel, est toujours un retour du sujet désirant dans les impasses constituées par la parole.
La pratique en maternité nous montre comment, si l’on écoute dès la naissance, il est parfois déjà temps de dire.
Les symptômes, physiques ou psychiques, exprimés par les mères, les pères ou leurs nouveau-nés peuvent être replacés dans le contexte subjectif de chaque naissance et appréhendés parallèlement sur un mode médical et psychanalytique. Si l’on pose que la souffrance, au sens analytique du terme, est souffrance de parole, qu’elle soit de corps ou d’âme, elle reste toujours souffrance symbolique, et le besoin de parole est si réel que le corps peut être atteint dans son fonctionnement et son organisation. Cette parole bâillonnée peut tenter de surgir sous la forme de symptômes, signalant une souffrance parfois refoulée au niveau de l’inconscient, mais toujours vivante chez ceux dont la vie a croisé la question de l’effacement de l’origine. Les abandonnés peuvent exprimer dès le début de leur vie des signes traduisibles en demande de sens, le sens de leur vie.
Comme nous l’avons mentionné, en pratique, la loi impose le recueil des éléments « non identifiants » sans les définir ni préciser qu’ils doivent être immédiatement transmis à l’enfant. Si les adoptés dont la mère de naissance a accouché au secret sont souvent à la recherche d’informations manquantes les concernant, il ne s’agit pas forcément pour eux de connaître la taille et le poids de leurs parents, a fortiori leur taux de cholestérol !
La question qui à juste titre les harcèle est : « pourquoi m’ont-ils abandonné ? » encore plus que : « qui m’a abandonné ? ». Si l’on peut fournir la réponse, ils seront alors en mesure de pouvoir choisir d’adopter une famille, son histoire et l’identité qu’elle leur propose. La confusion entre secret des origines et anonymat de la mère exclut légalement ces enfants, et eux seuls, du droit à connaître leurs origines.
Souffrance de paroles
Les bébés peuvent également très vite, et souvent au cours du délai de rétractation, souffrir d’un manque de parole. Leur expression est principalement physique, le corps devenant le lieu du langage. Ils peuvent perdre du poids de façon inquiétante, refuser de manger, de dormir, ou dormir sans cesse, ou encore être très agités, ils peuvent présenter des symptômes respiratoires, digestifs ou cutanés que l’on peut interpréter comme un souhait de communiquer, une quête de sens. Si on leur fournit les paroles qui leur racontent leur histoire, celle de leur père, leur mère, leur famille et celle de l’abandon, si on leur dit ce qui leur arrive et ce qui va leur arriver, souvent le soulagement est très rapide. Hélas il est rare que tous ces éléments soient dits aux bébés abandonnés.
La pratique du secret a été utilisée de façon répétitive au cours des siècles avec les enfants adoptés, inspirant à maintes reprises la littérature. On demandait aux adoptés, soit disant dans leur intérêt, de penser qu’ils étaient l’enfant biologique de leurs parents adoptifs. Comme toujours quelqu’un sait. Ils finissaient tôt ou tard par découvrir le pot aux roses. C’est alors que l‘émotion liée à la révélation étaient à tort interprétée comme la colère d’avoir été le dindon de la farce, le tout lié à la culpabilité de l’avoir été pour son propre bien car on était censé ne pas souffrir de ce qu’on ne savait pas. En fait l’affect était là depuis toujours, sous forme d’une souffrance, pouvant prendre diverses formes, et générée par la complexité de toujours avoir eu à vivre dans une histoire qui n’était pas la sienne et souvent également dans les pantoufles d’un autre, celles de l’enfant biologique, mort ou inconcevable de la famille adoptive, qu’il se devait de remplacer. Dans ce sens le travail de Françoise Dolto a bouleversé le sors des adoptés. On conseille maintenant aux postulants à l’adoption, au cours de la procédure d’agrément, de dire d’emblée à l’enfant qu’il est adopté et si possible pourquoi. Non seulement on lui dira le sens de l’adoption pour la famille adoptive, une stérilité par exemple, mais aussi, en fonction des éléments laissés par les parents biologiques, les raisons de l’abandon.
C’est entre les lignes de leur histoire et de la nomination que s’ouvre pour eux l’accès au symbolique. L’histoire qui les précède et les traverse avec ses aléas tisse la trame d’une structure au sein de laquelle peut s’envisager le processus d’un désir d’adoption qui, on le rappelle, n’est pas seulement passif. Il ne leur suffit pas d’être adoptables, puis adoptés, encore faut-il qu’eux même se retrouvent en possession d’une liberté suffisante pour s’autoriser à désirer adopter une famille. Pour changer de filiation, encore faut-il savoir à quoi on renonce afin d’en pouvoir faire le deuil. Aucun être humain ne peut se recommander de sa seule puissance.
Un conservatoire des identités
On pourrait proposer de créer une mesure visant à constituer un recel d’identité. L’identité serait protégée dans une sorte de conservatoire où, à sa majorité, l’adopté pourrait s’adresser s’il désire y avoir accès. On donnerait ainsi à la mère abandonnante le temps de refaire sa vie en tenant compte de cette nouvelle donne. Celles qui ont dû gérer leur histoire avec le poids du secret d’un abandon témoignent maintenant de l’impasse dans laquelle elles se retrouvent des années plus tard. On ne bâtit pas sur des non-dits de cette ampleur, ils créent un vide incomblable. Si des mères souhaitent accoucher d’un enfant viable puis l’abandonner, elles doivent fournir nécessairement dans le dialogue et l’accompagnement les données qui ne leur appartiennent plus mais relèvent de l’héritage social de l’enfant.
Pour respecter le besoin de secret des femmes et celui de connaissance des adoptés, on pourrait imaginer un centre de recueil des données des origines. Cependant il ne pourrait suffire sous la forme d’un fichier contenant une liste de noms, ceux-ci devraient être assortis des éléments de l’histoire ayant conduit à l’abandon. Ces données représenteraient un capital social sur lequel devraient veiller des professionnels payés par la collectivité. Cela fait partie des délégations de responsabilités publiques et collectives, souvent problématiques dans notre pays où la question de la fonction paternelle mériterait souvent d’être un peu plus travaillée. Il semble important de créer une commission élaborée entre des praticiens, des chercheurs, des psychanalystes, des sociologues, des juristes et divers autres travailleurs, afin d’éviter une collusion entre la puissance d’état et les professionnels de santé. Ainsi pourrait-on imaginer gérer et accompagner les protagonistes de l’accouchement au secret. Une commission de ce type servirait entre autre également à ne pas blanchir les traces de l’histoire et serait chargée, en rendant compte à l’enfant de son histoire de faire fonction de métaphore paternelle. Toute mère souhaitant accoucher au secret se devrait de fournir les éléments de l’histoire de l’enfant et de sa généalogie afin que celui-ci puisse grandir dans le respect.
Ce recueil des données auprès de la mère, voire du père lorsque c’est possible, serait la contrepartie du désir d’accoucher. Il existe actuellement un pouvoir humain mental excessif confié aux professionnels de la santé, les concepts de l’hygiène sociale et de l’éducation ne devraient pas exclusivement leur revenir. Des protocoles de ce type impliqueraient un remaniement des comportements et transformeraient progressivement l’abord du spectre des enfants trouvés.
Des professionnels formés se devraient d’accompagner les parents abandonnants dans cette démarche de même que les adultes et les enfants en quête d’origine, afin de soutenir au mieux les différents acteurs de ces drames humains au long de leur parcours en s’adaptant à la singularité de chaque situation, .
Seule la France et le Luxembourg pratiquent l’accouchement sous « X », les autres pays n’ont pas l’air de souffrir d’un ras de marée d’infanticides ou de cohortes de moïses déposés au petit matin sur le parvis des églises. La libéralisation de l’avortement n’a pas modifié ces statistiques.